Michel Murat, "Le Romanesque des lettres". La littérature, toutes portes ouvertes
Bulletin : Critique 858 - novembre 2018
01 novembre 2018
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pp.917-928
La lettre est datée du 14 décembre 1917. Elle est adressée à Jacques de Lacretelle. À l’heure de prendre congé, comme on s’arrête sur le pas d’une porte pour prolonger le plaisir de la conversation, Proust ajoute un post-scriptum dans lequel il évoque une page encore inédite du Côté de Guermantes : Charlus y moque les prétentions d’Adalbert de Périgord à porter le titre de duc de Montmorency, qui ne sont à ses yeux ni plus ni moins légitimes que celles que pourrait faire valoir ce M. Bloch présenté par son neveu Saint-Loup. Lacretelle fait partie des lecteurs impatients qui interrogent Proust sur le destin des personnages mis en circulation dans "Du côté de chez Swann" à la veille de la Grande Guerre, laquelle avait suspendu la publication de la "Recherche" – qui ne reprendrait qu’en 1919 avec "A l’ombre des jeunes filles en fleurs". Si le romancier fait à son jeune correspondant la surprise de lui offrir, sous la forme d’une vignette, un furtif aperçu des volumes à venir, c’est qu’il vient d’être frappé par une rencontre inattendue entre son roman et les arabesques de la vie : "Je viens d’apprendre que M. Louis de Périgord, en épousant Mme Blumenthal, lui a promis d’adopter M. Blumenthal, fils du premier mariage de cette dame et qui portera le titre de duc de Montmorency. Et cela rend lassant d’écrire quand on voit que même pour la plus futile boutade, on est rattrapé par la vie. Je vous demande du reste de ne pas parler de ce rien que j’effacerai peut-être maintenant qu’il aurait l’air d’une « clef ». C’est la déchéance des livres de devenir, si spontanément qu’ils aient été conçus, des romans à clefs, après coup. Et ce double emploi avec la plus banale existence, écœure." Le Romanesque des lettres, le nouvel essai de Michel Murat, spécialiste de l’œuvre de Julien Gracq, historien des formes, et auteur de livres importants sur le vers libre ou le surréalisme, n’évoque pas ce post-scriptum, où la déception affichée devant l’impuissance à se dégager de l’enveloppement anecdotique de la vie se double d’une forme de satisfaction à voir le roman trouver dans les péripéties de la comédie sociale une ratification d’autant plus probante qu’elle est soumise au régime de l’après-coup. Mais c’est très précisément ce "tête-à-tête de la littérature et du réel" qui est l’objet de l’essai.