"Le monde est une souffrance déployée ", écrit Houellebecq dans "Rester vivant". Qui le contesterait ? Depuis que la vie est apparue dans le chaudron primordial, les êtres se sont spécialisés, ramifiés, éloignés les uns des autres. Ce fut la complexification. L'évolution inventa des formes toujours plus sophistiquées de prédation. Traquer, piéger, tuer, se reproduire fut le leitmotiv général du système vivant. La vie était le nom donné au jeu de massacre. L'invention suprême dans l'ordre de la perversité fut le système nerveux. Il consacrait la douleur comme principe.

Notre époque entretient un rapport schizophrénique avec la répétition. D'un côté, nous vivons à l'ère de la reproduction des objets et des gestes. Partout dans le monde, l'homme de la modernité technico-marchande peut s'asseoir sur les mêmes sièges pour commander les mêmes articles en reproduisant les mêmes pratiques. De l'autre côté, et sans doute par tentative d'apporter un antidote à l'angoisse de l'uniforme, la modernité se caractérise aussi par un diktat de la nouveauté. L'exhortation permanente à l'innovation est devenue le mot d'ordre général.

Une épidémie de nostalgie progresse en Occident, sur fond d'un sentiment de déclassement. Faut-il le déplorer ? La nostalgie fonde l'identité européenne. Elle en est, paradoxalement, la source d'angoisse et d'élan, une prison et un ressort. Lieu d'affinité avec le passé comme de résistance au temps présent, la nostalgie sert aussi à construire l'avenir.

"Est-ce la destinée, ou est-ce ma faute : j'arrive toujours quand on éteint", écrit Paul Morand. Venise est-elle sur le point d'éteindre ses lumières ? Nous connaissons la rengaine. Ville noyée, ville morte, ville musée : l'effondrement serait imminent. Cette propagande mondiale entoure la ville d'un nimbe tragique. Venise, béquillée sur ses millions de pilotis, semble vouée au deuil. Elle ressemble à cette épave sur les vagues, une Pompéi où les âmes tristes se complaisent.