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Mon oeil !

01 février 2014
Numéros de page :
8 p. / p. 65-72
Quand il jouait encore les poulbots tendres et énervants, Renaud poétisait sur les yeux de sa môme parce qu'ils avaient "l'avantage d'être deux". Morgane des billes de sa princesse, le titi chanteur. Sans doute parce qu'il y tenait plus encore qu'à ses propres prunelles, peut-être aussi parce que, sous nos latitudes, les mirettes sont assimilées au miroir de l'âme. De la vue, Descartes disait qu'elle était "le plus noble et le plus universel" de nos sens. Une presque sacralisation qui dissuade encore massivement les foules de faire don de leur cornée, comme si cela augurait un insupportable clonage de leur conscience. C'est que l'oeil est le QG de l'intime. Il nous révèle à l'autre quand les regards se croisent, il nous trahit quand il nous illusionne ou quand la vue nous abandonne. Il pointe aussi nos ambivalences. Pour vivre heureux, vivons cachés ? Mon oeil ! Les temps sont à l'exhibition, à la course à son petit quart d'heure de visibilité sur l'air de "ceux qui ne sont pas vus n'existent pas". Haro sur les atteintes à la vie privée sur fond de voyeurisme aggravé ? Pipeau ! Nul n'a les yeux dans sa poche lorsqu'il s'agit de mater formats de téléréalité et clichés paparazzés. L'heure est à se repaître des images volées, tout en poussant des cris d'orfraie quand notre trombine à nous est capturée par les yeux de Moscou, qui nous pistent et nous traquent au nom du commerce ou de la sécurité publique. L'époque se "big-brotherise", pis, elle se "google-glassise" ! Fenêtres permanentes sur l'univers virtuel, ces lunettes dites "intelligentes" fabriquées par l'espion planétaire nous renseigneront partout, sur tout et sans interruption. Connexion continue avec le monde numérique, flicage à portée de paupières. Les experts appellent ça la "supplémentation du réel". Pour le supplément d'âme, on repassera, mais on se consolera en se souvenant du Petit Prince : lui savait que "l'essentiel est invisible pour les yeux".