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La Raison nègre et le corps d’extraction

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Numéros de page :
pp.100-105
Un des aspects les plus remarquables du projet annoncé par un ouvrage comme "Critique de la raison nègre" est la tentative de mettre en place un cadre conceptuel et historique large et cohérent aboutissant sur une généalogie du lien de sujétion raciale qui charpente notre modernité. Ipso facto, il serait trop restrictif de qualifier cette modernité d’européenne ou d’occidentale, et il conviendrait plutôt de la désigner comme globale, tout comme l’a été l’entreprise coloniale et impériale des puissances européennes, qui ont justement investi l’espace à une échelle transcontinentale . Mais, à la différence d’Edward Said, qui considérait davantage l’orientalisme comme une sorte de matrice des rapports coloniaux et raciaux de pouvoir, l’angle d’attaque de Mbembe est plutôt ancré sur ce qu’il appelle la raison nègre, qui fait de l’Afrique le site géographique et géopolitique où puise son entreprise critique. C’est à partir de là que cette généalogie de la fabrication de sujets de race se précise dans toute sa spécificité historique, en se proposant de relier principalement trois moments majeurs : l’esclavage alimenté par la traite atlantique qui trouve dans l’espace de la plantation son foyer d’expérience privilégié ; la colonie, où l’assujettissement racial se remodèle en fonction de la mise en place d’institutions et de techniques de gouvernement liées à la constitution des grands empires coloniaux ; et enfin, l’apartheid, où les formes de ségrégation raciale amènent à une intensification ultérieure de l’expérience de soi comme sujet de race. Néanmoins, comme le point de départ de toute généalogie est toujours fixé dans et par le présent, la démarche généalogique de Mbembe s’organise autour du diagnostic d’un présent global marqué par ce qu’il qualifie de «devenir nègre du monde», qui se présente comme l’issue à la fois "de la planétarisation des marchés, de la privatisation du monde sous l’égide du néolibéralisme et de l’intégration croissante de l’économie financière, du complexe militaire post-impérial et des technologies électroniques et digitales".