Quand advient une crise des savoirs, philosophique, scientifique, théologique, les Leures doivent se réinventer pour redonner un cadre aux discours. Un tel travail s'accomplit notamment dans ce laboratoire que constitue l'écriture moraliste, lieu d'expérimentations où s'élabore un discours critique sur l'homme et la société. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, lorsque l'ordre des discours est bouleversé, la trajectoire d'un La Rochefoucauld est exemplaire de ce besoin d'inventer une nouvelle figure d'auteur. Avec ses Maximes, mais aussi ses Mémoires, ce duc et pair de France se fait collectionneur : il choisit et évalue des vérités morales et historiques qu'il épingle en sentences. Il investit ainsi dans l'écriture une autorité que les incertitudes de son temps, l'échec de la Fronde et l'émergence de l'État absolu lui ont interdite sur le plan politique. De la littérature comme crédit fait au livre quand les discours se troublent : cette expérience a instauré une fascination pour le droit à l'aphorisme qui hante ensuite l'Occident, jusqu'à Nietzsche, Barthes et Cioran.

Se donner des ordres à soi-même, comme Léonard de Vinci. Désobéir aux ordres que l'on se donne à soi-même, contrairement à Léonard de Vinci. Être exemplaire. Être ordinaire. Ne plus être soi-même, devenir ce que l'on rêve d'être. Abandonner toutes ses manies. Finir sa vie dans le jardin anglais de Münich à regarder les jeunes gens surfer sur une seule vague. Ne plus fumer, ne plus boire d'alcool, ne plus manger que des pommes et du riz. Rédigé entièrement à l'infinitif et au neutre, ce texte est le dialogue solitaire avec lui-même d'un personnage réduit, après plusieurs fractures, à une immobilité forcée. Commence alors une rééducation physique et morale qui vise à changer, à s'amender, à se débarrasser des regrets et des deuils. Il dresse une somme d'aveux, de voeux et de résolutions avec le projet de devenir meilleur. D’abord, on craint d’écrire un article plus gros que le livre lui-même, lequel fait 64 pages, typographiées large. Puis on comprend que le texte est plus long qu’il n’en a l’air : on peut le relire dans un an ou la semaine prochaine, et chaque bout de page dure dans le cerveau, se prolonge, ramifie. Est-ce un manuel de bonnes résolutions pour ceux qui n’en ont pas ? Un traité de savoir-survivre (et puis mourir) façon Grand Siècle ? En voici un aperçu : « Ne céder ni à la résignation ni à l’exaltation./Ne rien comprendre à la métaphysique. Se replier sur les moralistes./Assister, dans la léthargie flottante provoquée par un séjour trop prolongé sur son ordinateur, à l’effondrement de l’ordre symbolique qui autrefois tenait le monde. »